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Michèle DECHENOIX-UHART : thèse de doctorat sur DES LUMIÈRES A LA RESTAURATION, FRANÇOIS MILRAN, HOMME DE MER ET ÉCRIVAIN AU PÉRIL DE L’HISTOIRE (1742-1827)

Michèle DECHENOIX-UHART est Professeur d'Histoire en CPGE Littéraires au lycée Chaptal ( Paris VIIIe).

 

DES LUMIÈRES A LA RESTAURATION,

FRANÇOIS MILRAN, HOMME DE MER ET ÉCRIVAIN

AU PÉRIL DE L’HISTOIRE (1742-1827)

 

 

UNE VIE LONGUE ET AGITÉE :

 

Centrée sur François MILRAN, pseudonyme de MARLIN, son véritable patronyme, cette recherche s’attache à un inconnu, un obscur. Pourtant, cet homme ordinaire, Bourguignon issu de la petite boutique dijonnaise, n’a pas une vie … ordinaire.

« Ma vie fut agitée (…) », écrit-il en 1790 à un ami breton ; une agitation en lien avec ses activités d’homme de mer et d’écrivain inscrites dans une temporalité de long terme, un parcours de 85 ans au péril de l’histoire d’une France alors profondément déstabilisée.

 

Entre 1757 et 1785, cet homme natif d’une ville de l’intérieur consacre plus d’un tiers de sa vie à la mer qui le porte vers l’Afrique, l’Asie, les Antilles, l’Amérique avant que le mariage, en 1771, de l’amarre aux ports de Bretagne et de la Manche.

Fini le temps de la navigation maritime, mais dans cette France en mouvement, François Milran reste un homme de mouvement sillonnant plus de 29 000 Km de routes, canaux et cours d’eau à travers la France et les pays voisins entre 1775 et 1807.

 

C’est à la mer qu’il doit la pleine réalisation de sa vie privée, professionnelle, matérielle et sociale puisque au-delà de toute espérance, ce provincial anonyme d’extraction modeste, fréquente les salons parisiens renommés et rencontre hommes de lettres, gens d’esprit, artistes lors des célèbres déjeuners donnés par Grimod de la Reynière. D’abord impressionné, il mesure combien le goût de la connaissance et de l’échange force alors les blocages de la société d’ordres ; l’élite d’Ancien Régime paraît s’effacer devant celle, nouvelle, du savoir et des talents et F. Milran considère, avec fierté et modestie, en être.

 

L’exaltation intellectuelle générée par les Lumières débouche bientôt sur l’enthousiasme révolutionnaire de leur mise en œuvre à laquelle, F. Milran, retraité, libre de son temps, participe à sa façon comme citoyen, patriote, sans-culotte, républicain ainsi qu’il aime se définir désormais. La Révolution lui donne de l’audace, l’importance de l’enjeu – la construction d’une France nouvelle – convainc l’écrivain qu’il est depuis sa jeunesse, de dépasser les écrits du for privé pour publier et, à travers de multiples ouvrages, instruire, éclairer, voire alerter l’opinion publique.

 

Très vite pourtant, dès l’automne 1792 avec l’affirmation de Robespierre, F. Milran se trouve exposé au péril de l’histoire. Menacé par les « bonnets rouges » en raison de ses publications, il fuit Paris pendant l’été 1793 pour se réfugier dans sa Bourgogne natale. La Convention Montagnarde marque, dans son parcours, une rupture majeure ; l’écrivain, désorienté, perçoit ce temps des excès et de la violence comme la dénaturation des idéaux des Lumières. Désorienté, F. Milran est aussi démuni, affectivement avec la Terreur qui lui enlève les plus précieux de ses amis, matériellement avec la dépréciation massive et continue des assignats qui ampute considérablement ses ressources.

Directoire et Consulat connaissent quelques tentatives de rétablissement à travers l’exercice d’activités à Lyon puis à Aigues-Mortes où F. Milran reçoit un service dans les salines de Peccais.

Mais ce rétablissement tourne court, Napoléon 1e plonge F. Milran dans un péril extrême, voire une tragédie. De nouveau, il fuit Paris, connaît la ruine qui l’empêche d’établir ses filles, plus que tout, les guerres de l’Empire en lui prenant à jamais son fils aîné, en le privant du cadet retenu captif en Angleterre lui font éprouver la détresse d’un père.

 

Aussi, en 1814, il salue le retour de la monarchie des Bourbons et la soutient par ses publications, de tout son corpus, les plus volumineuses. Désormais pleinement écrivain, il participe, à sa façon, par ses ouvrages, à l’œuvre de restauration.

Pourtant, cet homme exposé aux périls de la Révolution et du Premier Empire, subit sous la Restauration sa dernière épreuve, celle de l’indifférence, voire du sarcasme envers ce vieil homme du « vieux temps » qui entend rétablir les vertus des Lumières, abimées par la Révolution puis l’Empire, dans une France qui ne peut et ne veut l’entendre, la France des notables et des romantiques.

Parti de Dijon, sa ville natale, 70 ans plus tôt pour « aller voir le monde et faire fortune », il y retourne en 1825 et meurt deux ans plus tard sans amis, sans parents, sans fortune, il avait 85 ans.

 

LES SOURCES :

Des sources essentiellement littéraires :

Ce sujet permet la rencontre entre Histoire et Littérature car l’auteur lui-même se perçoit comme écrivain et ses ouvrages trahissent chez lui la permanence du réflexe littéraire quant au style, au choix des mots, à la ponctuation, etc.

Entre  1786  et  1830, François Milran  produit  un  corpus  de  près de 5850 pages

in-8°, réparties en une petite dizaine de publications ; la dernière parution de son vivant date de 1817, reste une œuvre posthume datée de 1830, préparée pour l’édition, jamais publiée.

Son œuvre présente une grande variété puisqu’il livre à l’opinion une partie de sa correspondance privée et publique, des pamphlets, un discours à l’imitation de Salluste, un ouvrage polémique, une longue composition relevant à la fois de la biographie, celle de sa mère, et de l’autobiographie. A cette contribution testimoniale en prose, s’ajoutent près de 150 poèmes, ses chefs-d’œuvre au Parnasse

Le plus court de ses écrits – La loterie de Blankembourg (an VI)se limite à 15 pages in-8° ; le plus long – Les Voyages d’un Français …(1817) – à près de 1800 pages in-8°.

L’auteur livre un corpus passionnant mais complexe en raison :

Du foisonnement des données : F. Milran, tel le philosophe défini par Dumarsais dans L’Encyclopédie, « forme ses principes sur une infinité d’observations particulières ». Il en résulte un témoignage foisonnant, parsemé de digressions, mêlant l’important et l’annexe ; le témoignage d’un homme des Lumières qui, refusant au nom de la vérité, théories et concepts qui ne peuvent être démontrés, se présente et écrit en observateur attentif.

 

D’une écriture souvent sibylline témoignant de sa complicité intellectuelle avec son lectorat : F. Milran s’adresse à des « Amis », des alter ego avec lesquels il partage la même formation, les mêmes centres d’intérêt, le goût des mêmes divertissements. D’où, les sous-entendus, l’évocation lapidaire des faits, les métaphores et périphrases quand ce n’est pas le travestissement des noms et la modification volontaire des dates pour préserver l’intimité d’une personne évoquée.

D’un témoignage en écho qui souvent se fonde sur des ouvrages contemporains mais aussi antiques pour en faire une analyse critique ou pour s’en inspirer ; d’où la nécessité d’une étude parallèle desdits ouvrage pour éclairer la pensée de l’auteur.

 

L’éclairage archivistique :

• A.M. de Dijon, de Cherbourg

• A.D. de la Côte d’Or, du Finistère, de la Manche, de la Loire Atlantique.

• A.N. Fonds de la Marine, série B, série C ; à partir de 1790, série F/17, F/18

• Bibliothèque de l’Institut de France. Manuscrits.

• BNF Fonds maçonnique (Fichier Bossu)

• Service Historique de la Défense à Brest et surtout Cherbourg.

• Service Historique de la Défense à Vincennes. Archives de la Marine. Dossiers individuels

 

APPROCHE ET PROBLÉMATIQUE :

La densité même du témoignage de François Milran ; la longue temporalité dans laquelle il s’inscrit ; la profondeur des mutations qui marque cette période ont complexifié la détermination d’un axe d’approche du sujet de cette recherche.

Le voyageur a d’abord retenu mon attention à travers la longue description de ses Voyages d’un Français. Seulement, Milran voyageur renvoyait souvent son lecteur vers d’autres de ses écrits. Ces nouvelles références m’ont portée à découvrir Milran homme et à vouloir l’appréhender sous l’approche biographique. Toutefois la problématique d’un parcours au péril de l’Histoire ne me semblait pas permettre la mise en valeur du ressort qui avait convaincu un « homme ordinaire » que sa pensée pouvait avoir valeur, à l’égal des autres, de vérité et ainsi contribuer à éclairer ses contemporains et les aider à devenir des hommes libres et égaux détenteurs d’un pouvoir souverain ouvrant sur la construction d’une société unie et heureuse. Certes, Milran est un homme qui vit au péril de l’Histoire mais il se veut en même temps contributeur testimonial de cette Histoire.

Ainsi, Milran témoin l’a emporté. Ses écrits se concentrent à deux moments majeurs de l’Histoire de France : la Révolution avec des publications « à chaud » qui donnent à penser et à agir ; la Restauration où l’écrivain reprend et adapte des écrits d’Ancien Régime et de la période révolutionnaire et œuvre à la restauration morale et territoriale du pays tout en offrant de sa mère et de lui-même le témoignage de parcours restitués à distance ; les parcours d’une femme et d’un homme simples et vertueux.

Plus que tout, cependant, les écrits de François Milran portent en eux une véritable soif de liberté qu’il étanche d’abord pour lui-même sous l’Ancien Régime, avant d’œuvrer à l’émancipation de ses concitoyens dans les premiers temps de l’An I de la République, pour finir par éprouver de la Convention montagnarde à la Restauration une profonde désillusion devant la dénaturation des Lumières qui l’avaient fait tant espérer.